Aller au contenu

 

Une crise alimentaire plus complexe qu'il n'y paraît

La crise engendrée par la hausse du prix des denrées de base met en relief la concurrence déloyale dont souffrent les pays en développement face aux productions agricoles fortement subventionnées des pays riches

Luc Savard
Luc Savard

22 mai 2008

Robin Renaud

La hausse marquée du prix des denrées de base ces derniers mois s'est transformée en crise majeure dans certains pays en développement. Plusieurs pointent du doigt le détournement de terres agricoles vers la production hautement subventionnée de biocarburants. Le professeur Luc Savard, du Département d'économie de la Faculté d'administration, rejette cette seule explication. Selon lui, la situation est considérablement plus complexe et découle de la combinaison de plusieurs causes. Cela dit, il espère que cette prise de conscience amènera les acteurs internationaux à trouver des solutions durables aux problèmes agricoles qui affectent durement certains pays en développement. Le Journal UdeS a rencontré le professeur Savard.

Journal UdeS : La production de biocarburants est-elle la cause première de la hausse importante du prix des denrées de base?

Luc Savard : La crise actuelle découle de plusieurs facteurs et pour l'instant, il n'y a personne, à ma connaissance, qui puisse déterminer exactement le poids de chacune des causes de cette crise. Parmi celles-ci, on retrouve effectivement les subventions aux biocarburants, mais surtout la sécheresse et les inondations qui ont affecté les productions en Australie, en Asie et en Europe. À cela s'ajoutent la spéculation sur les marchés, la forte croissance de la demande alimentaire de pays comme la Chine ou l'Inde, et aussi, la décision de certains pays – comme l'Indonésie et l'Argentine – de mettre un embargo sur leurs exportations agricoles. Bref, tous ces éléments affectent les prix, soit du côté de l'offre, soit du côté de la demande. Le détournement de certaines terres arables pour produire de l'éthanol de maïs a pu contribuer à la crise, mais on ne peut pas y voir la seule et unique cause. Selon moi, la baisse de production liée au climat serait la cause première, et ensuite, peut-être l'éthanol et la spéculation sur les marchés céréaliers.

Journal UdeS : À qui profite la hausse du prix des aliments?

L. Savard : Au niveau mondial, des pays gagnent et des pays perdent. On peut faire un parallèle avec les fluctuations des prix du pétrole. Un pays producteur comme le Canada tire des revenus importants du pétrole, alors que des pays importateurs sont davantage affectés. De la même façon, les pays exportateurs de produits alimentaires en profitent. Pour chacun des pays, il y a aussi des gagnants et des perdants. Essentiellement dans les pays développés, il y a peu de perdants puisque plusieurs joueurs sont en concurrence dans la commercialisation des aliments, et la hausse du prix des aliments a été limitée. Pour qu'il y ait des effets négatifs chez nous, il faudrait que la crise persiste plusieurs années, ce qui ne devrait pas arriver. Dans les pays en développement, la situation est très difficile à bien des endroits, mais elle n'est pas généralisée. Certains pays en développement sont exportateurs et réussissent à s'en sortir.

Journal UdeS : Quels pays, par exemple?

L. Savard : Au Sénégal, on a parlé de crise alimentaire, mais ça ne reflète pas la réalité. Dans ce pays, on trouve des gens pauvres en milieu urbain et rural. Ce sont surtout les pauvres en milieu rural – soit environ 30 % de la population – qui souffrent, et il est clair que ces gens vivent certainement une situation catastrophique. Cependant, les populations urbaines ont plus d'aptitudes à se mobiliser rapidement et à être entendues des médias. Or, en 2000-2001, alors que les agriculteurs sénégalais vivaient une grave crise, 60 % à 70 % de la population était affectée, et pourtant personne ne manifestait. Il faut donc relativiser les choses. Ces dernières années, j'ai beaucoup étudié les variations du prix de biens agricoles, et l'effet est différent selon la structure du pays et le type de biens qu'il produit. L'augmentation du prix des denrées de base devrait avoir des effets marginalement négatifs dans un pays comme le Sénégal, mais des effets positifs au Mali voisin. Dans ce pays enclavé, il s'importe moins de céréales, de blé ou de riz, et il se consomme davantage de produits locaux. D'un pays à l'autre, les effets sont différents.

Journal UdeS : Quelle est la part de responsabilité humaine dans cette crise?

L. Savard : La spéculation ne donne pas toujours de bons effets pour les gens; certains spéculateurs cherchent à profiter des situations de crise. Mais jusqu'à maintenant, personne n'a trouvé de meilleur système que le marché pour améliorer le bien-être des populations. Le rôle des gouvernements devrait être de s'assurer que les marchés fonctionnent correctement et qu'il y ait une saine concurrence. Par exemple, dans les pays en développement, il y a souvent un, deux ou trois importateurs qui fixent les prix; ça, ce n'est pas le marché. Un autre problème majeur découle des énormes subventions dont profitent les agriculteurs des pays développés contrairement aux pays en développement. Depuis 20 à 25 ans, cela a fortement fragilisé l'agriculture dans les pays en développement. Par ailleurs, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) demande depuis des années aux gouvernements occidentaux de cesser de subventionner l'agriculture, parce que ça fausse les conditions du marché. S'il y a des correctifs à apporter, c'est en grande partie parce que les pays développés n'ont pas joué franc jeu et appliqué les mêmes règles pour tout le monde. À ce jour, seule la Nouvelle-Zélande a aboli ses subventions agricoles et apparemment, son agriculture continue de tirer son épingle du jeu.

Journal UdeS : Comment peut-on aider les pays émergents à faire face à la crise alimentaire?

L. Savard : À court terme, il faut fournir une aide alimentaire aux pays les plus affectés, parce que si les gens sont mal alimentés pendant six mois, les effets néfastes pourraient avoir des conséquences à plus long terme. À cet égard, il faudra certainement faire beaucoup plus que ce que le gouvernement canadien a annoncé jusqu'à maintenant. À plus long terme, il faudrait donner une compensation aux pays en développement pour la pénalité qu'on leur a imposée pendant 25 ans de pratiques déloyales et pour les aider à se relever. Ils ont besoin d'investissements importants en infrastructures pour l'irrigation, le transport ou les structures d'entreposage.

Journal UdeS : Est-ce utopiste?

L. Savard : On a assisté ces dernières années à différentes réformes à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international. L'idée d'améliorer l'infrastructure en Afrique découle d'une réflexion amorcée depuis un certain temps au sein de ces instances. La crise actuelle donne l'opportunité d'en parler dans les medias, mais ces problématiques sont très complexes. Elles sont beaucoup plus difficiles à vulgariser que les changements climatiques, par exemple. Depuis plus de 10 ans, l'OMC fait pression pour que les subventions agricoles soient abolies dans les pays développés. Et on peut se demander pour quelle raison on subventionne dans les pays développé des secteurs de l'agriculture qui ne sont pas concurrentiels alors qu'il serait beaucoup plus logique de laisser ces secteurs se développer dans certains pays en développement.